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DH//799 Re://T7190 [Jaim -Dé] post. 21-11-26 12:08:09

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LE DÉ DE LA LUMIÈRE

 

  Bien sûr, il est toujours plus facile de remarquer la cohérence d’un roman policier quand on le relit, puisqu’on sait à l’avance qui est le ou la coupable. D’elle ou de lui, on acceptera alors volontiers ses mensonges à l’enquête, ses alibis fabriqués, sans oublier la pertinence de son mobile.

 

  Lors d’une première lecture, la façon la plus courante de se lancer à la poursuite d’un coupable dans un polar se fait par la collecte d’indices, que l’auteur aura soigneusement placés ici et là tout au long de la fabrication de son histoire. Plus rarement, il arrive qu’on se mette à la recherche, disons, plus émotive d’un coupable en se fiant à une intelligence sensorielle. Il s’agit, pour ce faire, de déterminer à l’avance lequel des suspects est le plus apte à avoir commis le crime. Si on veut trouver un coupable vraisemblable dans Symbiose, on doit procéder par élimination des principaux suspects suggérés par le texte pour arrêter un choix sur un seul des personnages, quitte à relire tous les passages où ce personnage est cité pour voir, comme on dit, si ça tient la route. Pierre Bayard en fait une démonstration très brillante dans Qui a tué Roger Ackroyd? (paru aux Éditions de Minuit en 2008), réfutant la thèse voulant que le meurtre ait été commis par le narrateur dans le célèbre roman d’Agatha Christie. Jetant ses soupçons sur un des personnages réputés innocents, il parvient à démontrer, dans ce qu’il appelle le délire de l’interprétation, que la célèbre romancière n’a pas réellement failli à la loi la plus importante de tout bon roman policier, à savoir qu’on doit exclure le narrateur de la liste des suspects.

 

  Symbiose ne révèle pas l’identité du coupable. Le lecteur ou la lectrice sortiront de cette histoire en devant se contenter d’un présumé meurtrier, ici Damien, en attente de son procès. On sait qu’Alex va se porter à sa rescousse en s’accusant lui-même du crime, et que toutes les chances sont à l’effet, dans un système judiciaire basé sur l’absence de doutes raisonnables, d’un non-lieu.

 

  N’ayant plus rien à lire au sujet de l’enquête en tant que telle, on aura donc le choix d’admettre la culpabilité de Damien, ou de se servir des pistes suggérées par le texte pour se faire une idée de qui pourrait avoir réellement tué Michael Ropa. En effet, deux autres personnages sont raisonnablement suspectés: Jay-Rémi et son frère Alex, le narrateur.

 

  Dans ce dernier cas, malaise: on se trouve dans la même insatisfaction qui a - ironiquement - rendu célèbre Le meurtre de Roger Acroyd,  le fameux roman d’Agatha Christie, car Alex est l’unique narrateur de Symbiose. Les raisons qui plaident en faveur de sa culpabilité ne manquent pas: son attachement à son frère Jay-Rémi et à son amant Damien, tous les deux soupçonnés d’avoir supprimé Michael, s’ajoutent à sa résolution clairement exprimée, dès avant le meurtre, de vouloir tuer ce dernier. En outre, on sait qu’Alex est capable de déni, c'est-à-dire de désencombrer sa mémoire d'un événement qu'il aurait vécu de façon trop douloureuse. Le roman raconte en effet un traumatisme dont Alex a été victime quand il était enfant, et dont il ne se souvient pas, ayant métabolisé le souvenir au premier degré de ce traumatisme (il a été témoin d’un acte de violence sexuelle) en l’extirpant de sa mémoire, non sans développer des compulsions qui se sont associées à une fascination pour la violence, notamment dans sa vie affective.

 

  Cette capacité de déni ferait donc d’Alex le meurtrier le plus plausible, si elle ne contrevenait aux vingt règles du roman policier telles qu’énoncées par Willard Huntingdon Wright, longtemps considérées comme la bible du genre: Le détective ou le personnage principal qui nous rapporte l’enquête ne peut se révéler comme étant le coupable.

 

  Ajoutons à cette objection qu’Alex n’a rien d’un tueur. Ses tentatives, plutôt timides, pour s’incriminer dans cette histoire ne sont prises au sérieux par personne. Il souffre du complexe de l’innocence, dans les deux acceptions du terme: incapacité d’exprimer une violence ressentie pouvant le conduire au meurtre, et candeur devant cette violence dont il se trouve le plus souvent victime dans ses rapports avec les autres.

 

  Les deux autres coupables potentiels sont donc Jay-Rémi et Damien.

 

 

Les faits rapportés

 

  Dans un stage de croissance personnelle, une quinzaine de personnes sont réunies. Outre les neuf participants, cinq membres de l’équipe thérapeutique se trouvent au nombre des hommes et des femmes susceptibles d’avoir commis le meurtre. Évidemment, tous ont des alibis. Tous n’ont pas un mobile d’égale importance, bien qu’en considérant la personnalité de Michael Ropa, la victime, on admet facilement que la plupart pourraient avoir des raisons de souhaiter sa mort.

 

  Pour nous en tenir aux faits, rappelons simplement que Michael et Jay-Rémi développent une inimitié au début du roman, aggravée par des sentiments de rivalité amoureuse autour du personnage d’Oliane Winnicki, spécialiste en art-thérapie. Après un combat entre les deux hommes, Jay-Rémi, souffrant de commotion cérébrale, sera hospitalisé. Pendant son absence, on verra des liens amoureux se préciser entre Michael et Oliane. Sitôt Jay-Rémi sorti de l’hôpital, Michael sera retrouvé mort assassiné sur les lieux du stage.

 

  Les soupçons vont naturellement se porter sur Jay-Rémi. Il a un double mobile: conflit personnel avec la victime et jalousie amoureuse. Contre cette évidence, Jay-Rémi n’a pourtant rien d’une âme noire contre laquelle l’indignation du lecteur ou de la lectrice devrait se concentrer. On trouvera plus cohérent de soupçonner le vrai personnage maléfique du roman, c’est-à-dire Damien, que la police arrêtera après l’avoir longuement interrogé.

 

  La personnalité de Damien le rend potentiellement coupable de meurtre. Il est bagarreur, jaloux, s’auto-mutile, entretient avec Alex une relation sexuelle à la limite du sadomasochisme, n’hésite pas à projeter ses pulsions sur les autres, espionnant et s’appropriant leurs secrets, le climat d’un atelier de croissance personnelle s’y prêtant. Il présente un faux alibi, avec la complicité d’un autre stagiaire (Jules). Le seul problème est qu’il n’a pas de mobile. De vagues antécédents pourraient être évoqués entre Michael et lui pour expliquer une aversion possible entre eux, mais rien de tangible pouvant justifier l’extrémité du meurtre. Deux constats cependant seront marquants dans ce sens: Damien rappelle incessamment à Alex qu’en tant qu’amoureux «responsable» il doit tout faire à la place de ce dernier. En effet, Alex lui a confié son désir de se mesurer à la force de Michael pour venger l’humiliation infligée à Jay-Rémi. Et puis, lors d’une rixe, Damien, sous l’influence d’une substance hallucinogène, tue Jay-Rémi. «Sans faire exprès», dira Jules, en suggérant que cette absence de préméditation ait pu également participer d’une confrontation entre Damien et Michael.

 

  Deux raisons qui contreviennent, là encore, aux règles du genre: un meurtre ne doit pas être motivé par des raisons ésotériques (emprise diabolique de Damien sur Alex) ni par le hasard ou une cause accidentelle.

 

  Au moment de son arrestation, Damien n’offre aucune résistance. Il s’incline, donnant à penser qu’il admet implicitement son crime. D’autres raisons sont évoquées pour justifier cette étrange capitulation, car, nous rappelle Alex, il n’est pas dans la nature de Damien de se repentir. Toutefois, ce langage corporel de Damien fait écho à ses expressions ludiques où on l’a vu mimer toutes sortes de sentiments excentriques lors de son combat avec Jules. La vie est un jeu pour Damien, un jeu dangereux, et, s’il n’a pas commis le meurtre dont on l’accuse, il va tout bonnement conclure qu’Alex a donné suite à son intention de tuer Michael Ropa. Damien s’est d’abord approprié un crime imaginaire d’Alex en atelier. Ce vol aurait dû les diviser. Ils se sont unis au contraire dans un amour fou, une rage passionnelle qu’ils nourrissent avec une soif jamais étanchée de se détruire l’un et l’autre. En se laissant arrêter par la police, Damien fait le pari qu’Alex est allé jusqu’au bout de lui-même et lui ravit ce triomphe, en nous signalant par le fait même qu’en se rendant, il est innocent.

 

  Trois suspects, trois objections. Michael a pourtant été tué. Mais par qui?

 

  Des principaux personnages, excluons d’emblée les figurants, car ce serait là encore, tout comme l’intervention d’un quidam, une dérogation aux règles du polar: Le coupable doit être un personnage intimement lié à la conduite du récit, et dont la présence et les agissements sont connus du public lecteur, autant que de l’enquêteur.

 

  Ici, l’enquêteur est évidemment la police par laquelle on apprend l’essentiel sur ce qu’on doit savoir de la victime, Michael Ropa.

 

  Ces informations nous permettent d’exclure les personnages qui n’ont pas de corrélations avec Michael. Outre nos trois principaux suspects (Alex, Damien et Jay-Rémi), on se retrouvera avec quatre autres personnages signifiants dans son entourage: Kin, le directeur de l’atelier, David, son jeune amant, Oliane, dont Michael est amoureux, et Jules, avec lequel on le voit échanger des propos acrimonieux au début du roman. On peut d’ores et déjà éliminer Jules. Quoique celui-ci ait une importance indéniable dans les faits, surtout en relation avec le personnage de Damien, Jules n’a aucun mobile et un alibi en béton.

 

  Il reste donc Kin, David et Oliane. Pour les deux premiers, on note des différences de points de vue philosophiques et religieux avec Michael, mais rien qui puisse justifier le moindre soupçon pour expliquer la violence criminelle dont Michael est victime. Rien non plus qui pourrait orienter la lecture vers une quelconque déduction sur des faits qui pourraient être imaginés par des sous-entendus ou quoi que ce soit d’autre.

 

 

Les indices

 

  En faisant le pari qu’Oliane soit coupable du meurtre (prémédité ou non) de Michael, on se heurte d’emblée à une si grande objection qu’elle devrait, contrairement à l’effet de découragement qu’elle produit, nous inciter à regarder plus en profondeur la vraisemblance de l’hypothèse.

 

  Bien que certains règlements du genre policier interdisaient, en 1928, une intrigue amoureuse ainsi que des descriptions d’états d’âme, d’analyses subtiles ou de préoccupations atmosphériques, nombre de romans depuis ont basé leurs arguments sur ces considérations, pour ne pas dire la plupart. C’est aussi sur ce filage d’ambiances que repose l’intrigue policière de Symbiose: la relation amoureuse entre Oliane et Michael, et la perception ambiguë qu’Alex, à la fois personnage et narrateur, entretient devant la complexité bien réelle de ce stage basé sur une démystification de la violence masculine.

 

  Alex se persuade d’abord, comme tout le monde, que Jay-Rémi a tué Michael. Or les liens qui l’unissent à ce frère aîné le feront pencher en faveur de l’autre hypothèse, à savoir que Damien, l’homme qu’il aime, aurait tout aussi bien pu commettre le crime. Nouvelle impasse. Pour s’en sortir, Alex va donc inventer qu’il a lui-même tué Michael, thèse qui s’avérerait en admettant le déni dont il est capable puisque, rappelons-le, il a effacé de sa mémoire un traumatisme horrible vécu dans son enfance.

 

  Mais on ne dispose pas de ses souvenirs de la même façon qu’un enfant quand on est adulte. La psychologie fantaisiste et l’instinct créateur d’Alex ne l’autorisent pas à procéder à des actes d’une si grande ampleur pour inventer tout de suite après qu’ils n’ont pas été commis. Il pourrait cependant procéder de manière inverse, et imaginer un crime se dérouler sous ses yeux en taisant sciemment l’identité du, ou de la coupable.

 

  Ne dit-il pas avoir une compréhension aussi claire des faits que s’il avait vu le meurtre se dérouler sous ses yeux? Énoncé qui est d’un piètre secours, avouons, dans le contexte obscur où il est formulé. Chose certaine, si Alex avait vu le crime se dérouler sous ses yeux, il connaîtrait donc l’identité de l’assassin.

 

  L’autopsie révèle que Michael est mort d’un coup porté à son maxillaire droit. En supposant qu’il ait été tué de façon sournoise, comme le suppose l’enquête lors de la déposition d’Oliane, il faudrait donc que le coup, asséné par-derrière, ait été porté par un droitier. Alex ne tient pas compte de ce détail, lui-même étant droitier, en se projetant dans une reconstitution onirique du crime pour attaquer sa victime qui lui fait dos.

 

  Or cette hypothèse voulant qu’Alex soit un tueur n’est retenue par personne. On ne voit chez Alex qu’une inaptitude à passer d’une idée à sa réalisation. Tout au plus, quand il essaie d’orienter les soupçons pour s’incriminer, il exaspère la police, il fait sourire les autres, et suscite l’angoisse de Jay-Rémi qui, on l’apprendra à la fin du roman, aura consacré sa vie à vouloir protéger son jeune frère.

 

  Supposons à présent qu’Alex détienne la vérité pour avoir vu le crime se dérouler sous ses yeux. Forcément, il devra se taire. Il existe entre Oliane et lui un lien de dépendance affective qui passe par le réseau de l’art et de la création. Sans Oliane, Alex ne survivrait pas aux épreuves qu’il encourt dans le stage. Il échappe presque miraculeusement à des tentatives de meurtre de Damien et à la lente érosion de son amour-propre que cette relation sulfureuse provoque. Seule Oliane lui redonne sa confiance artistique malgré son peu de foi en lui-même. Oliane est comme une sœur aînée qui le guide vers le Dé de la Lumière, objectif ultime du stage où il est inscrit pour son mieux-être.

 

  Oliane est un personnage qu’Alex aime et comprend. Elle idéalise son travail d’artiste, et il l’idéalise lui aussi, jusqu’à nous la faire voir comme une déesse sur des sables polynésiens: c’est une Tahitienne, c’est un Gauguin. Une Io onara Maria. Une vierge.

 

  En tant que narrateur, Alex va donc se taire. Mais en tant que personnage, il va inconsciemment se trahir.

 

  C’est en refaisant son parcours à chaque endroit où il croise Oliane dans le roman qu’il va, tout comme les lecteurs, assister à des scènes et recevoir des confidences qui finiront par nous éclairer sur les vrais rapports entre Oliane et Michael.

 

  Lors du panel d’ouverture, Oliane, membre de l’équipe en tant que conseillère à l’artistique, nous est décrite comme étant mince, élancée, une panthère noire que Jay-Rémi complimente avec ostentation. Elle lui répond par des yeux méfiants où passent des sentiments, le doute, la réserve, qui dénotent l’admiration d’Alex à l’endroit de ce couple en devenir. Elle est aussi définie comme une âme secourable en présence des hommes anxieux.

 

  Quelques jours plus tard, Alex remarquera certains traits caractéristiques de cette femme qui mange avec le groupe des stagiaires à la cafétéria, nous donnant, à nous, des informations sur sa manière d’être, avenante, engageante, gentille avec la plupart, discrète, tout comme il la décrira, un peu maladroite, quand elle prendra des notes, qu’elle tendra la main, qu’elle se présentera au bout de la table lors de l’enquête policière, ou qu’elle ouvrira la porte du lave-vaisselle dans le chalet sur le bord du Richelieu, occasion où il nous est révélé incidemment qu’elle est gauchère, et qu’elle est dotée d’une force physique peu coutumière: n’est-elle pas capable de transporter un immense sapin qu’elle et Alex ont coupé en forêt?

 

  Alex est souvent obsédé par le détail des choses qui vont à gauche, comme le sentier du parc qui se divise en Y, la voie réservée aux dépassements sur l’autoroute, la direction de la cicatrice que porte Damien à son visage quand il le regarde de face, les coups de revers de ce dernier quand il se bat avec Jules. C’est aussi par une main gauche que Michael aurait reçu un coup fatal en mettant en doute la parole d’Oliane elle-même, à savoir qu’un règlement de comptes aussi sournois ait été, en réalité, le résultat d’un face à face.

 

  Oliane est investie par Alex d’une ampleur tragique lorsque ce dernier la croise dans le couloir qui mène à la photocopieuse. Soumise aux affres de l’univers, elle pleure - comme si elle s’était mis la face dans un évier. À quoi rime la brutalité de cette métaphore? Même constat, après la mort de Michael, sur la description qu’Alex fait de la crise d’Oliane: Elle était amoureuse de Michael. Elle a versé plus de larmes que sa capacité à les produire en contenait. Larmes plus grandes que nature, des larmes trop aqueuses pour être vraies… Larmes fabriquées? ... des larmes fausses.

 

  La seule fois où on la verra pleurer des larmes sincères, ce sera le soir du Nouvel An, au réveillon: Oliane a beaucoup pleuré, en arrivant, pendant le repas, et aussi après, sur le coup de minuit, avec moi, nous avons pleuré en levant nos verres, en dansant, en devisant sur un report des ateliers, en récitant du Pouchkine, (…) nous avons passé la nuit les yeux rouges, sans nous excuser …

 

  Des larmes de douleur vraie. Les larmes d’un Alex éprouvé qui s’entremêlent à celles d’Oliane, des larmes chaudes. Pour la bonne raison que l’un et l’autre pleurent le même homme: Jay-Rémi.

 

Les faits réels

 

  Au panel d’ouverture, en septembre, à la veille du début des ateliers, l’attention d’Oliane est attirée par Jay-Rémi, un caporal de l’armée qui a servi dans l’aviation, sauvé des vies lors d’un tremblement de terre en Haïti, d’un tsunami au Japon et d’un bon nombre d’embuscades. Ce qui pourrait être décrit comme un flirt de circonstance sera vécu en réalité comme un coup de foudre et l’amour va se loger intensément dans le cœur d’Oliane. Le fait que Jay-Rémi soit le frère aîné d’Alex n’est pas étranger au rapprochement spontané qui va naître entre Oliane et Alex, déjà appelés à se reconnaître elle et lui dans une complicité artistique.

 

  Mais il y a une ombre au tableau: pour venir à la rescousse d’un stage menacé par un trop petit nombre d’inscriptions, les membres de l’équipe thérapeutique sont allés chercher des participants parmi leurs propres connaissances. C’est ainsi qu’Oliane a sollicité la participation de Michael Ropa, un ami d’assez longue date, dont elle est assurée des avantages que lui-même et le projet de Symbiose pourraient retirer l’un de l’autre. Elle sait en outre que les sentiments favorables de Michael à son endroit ne pourront pas lui refuser cette faveur. Or l’amour n’a pas été éteint dans le cœur de Michael. Dès les premiers ateliers, il le fera comprendre à Oliane qui va s’effrayer de ses avances.

 

  Pour y remédier, Oliane n’a d’autre choix que d’aviser la directrice générale du stage, Georgina Geert, qui place au-dessus de tous les principes une neutralité de sentiments affectifs entre les stagiaires et les membres de son équipe. Voilà donc Georgina fort mécontente de la situation. Mais au lieu d’exiger le renvoi du stagiaire, ce qui réduirait son échantillonnage de cobayes dans la mise au point de sa thérapie, elle s’en prend à l’assistante elle-même en la tenant responsable de ce manquement à l’éthique. Oliane sort outrageusement humiliée du bureau de Georgina, qui lui a lancé par la tête qu’elle n’entretiendra plus de collaboration avec une assistante en qui elle a perdu confiance.

 

  Le pugilat entre Michael et Jay-Rémi a lieu quelques semaines plus tard. On en connaît l’issue: Jay-Rémi fera un séjour d’une dizaine de jours à l’hôpital. Pendant cette absence, Michael, en atelier, va se faire de plus en plus insistant auprès d’Oliane, laquelle affichera une certaine froideur pour ne pas empirer sa situation professionnelle et surtout ne pas démontrer de réciprocité à Michael. Vaine économie. Les autres stagiaires concluent à une idylle entre les deux. Tous ignorent qu’un passé trouble les unit.

 

  La veille du meurtre, lors d’une discussion en atelier qui se prolonge à la cafétéria, Alex remarque le désarroi de Jay-Rémi quand Oliane, qui se mêle au groupe, répond - car elle n’en a pas le choix -  à Michael qui s’est levé pour l’enlacer. Ce rejet apparent de Jay-Rémi au profit de Michael est vécu comme une trahison par les deux frères, plongés dans une solitude augmentée par la difficulté qu’ils éprouvent l’un et l’autre à évoquer leur trouble.

 

  Lorsque, pas plus tard que le lendemain, le corps de Michael Ropa est découvert gisant parmi des débris alentour d’un égout donnant sur le parking arrière des locaux, la réaction d’Oliane, transmise par le relais d’Alex, a lieu dans le chapitre qui commence par:

 

Des sentiments véritables, voilà ce qu'Oliane était venue exposer à Georgina avant qu'on se croise elle et moi devant la photocopieuse.

 

  Ce passage, situé en plein centre géométrique du roman, est assez étrange d’un point de vue narratif. Oliane, dont les propos sont rapportés par Alex, non seulement ne dit pas toute la vérité, mais devra organiser son récit pour se faire un alibi. Comment Alex peut-il traduire ses propres sentiments s’il a vu la scène du meurtre? Un spécialiste des voix narratives aura surtout remarqué une plus grande invraisemblance encore: le récit, toujours endossé par Alex,  emprunte une voix omnisciente qui passe facilement inaperçue dans le dégradé technique qu’il opère jusqu’aux cinq dernières lignes du chapitre:

 

  Avant de rentrer chez lui, [Michael] était revenu prendre ses effets personnels dans le local des ateliers où Kin, Iona et Georgina étaient en réunion. Il leur avait dit, en anglais, mais d'un ton résigné, qu'ils aillent tous se faire f.

 

  Qui parle ici? À première vue, c’est Alex. Mais, tout au long du roman, ces quelques lignes exceptées, Alex transmet des informations dont il est témoin. S’il relate des faits qu’il n’a pas vécus, il en cite la source, comme par exemple les déboires de son frère dans l’armée, qui lui sont rapportés par le principal intéressé. Or, à supposer qu’il cite un récit fait par Oliane, comment croire à ce témoignage puisque Oliane n’assiste pas, elle non plus, à la réunion en question? Plus étrange encore, Kin, qui aurait présent à cette réunion, se trouve avec Alex, Michael et Jay-Rémi à la cafétéria au moment où elle advient. Pourquoi donc ce passage fait par un narrateur dieu dont l’intuition nous présente la victime d’un meurtre comme s’il entrait déjà dans une condamnation à mort? L’auteur lui-même, réputé pour écrire ses textes sans en connaître l’issue, serait bien mal pris de répondre à cette question. Le plus sage aurait été de le supprimer. Mais tous, auteur, narrateur, éditeur, ont choisit de le préserver. Il y a une vraie symbiose ici, qui fait qu’on nage en plein mystère, et que l’amalgame de la fiction du désespoir dans la fiction criminelle se dépose dans un passage qui n’est revendiqué par personne, sinon que par l’écriture elle-même.

 

  En fait, de relais en relais, il faut y voir une extension de l’imaginaire de la meurtrière qui ment, et qui pourrait nous entraîner dans un tissu sans fin de faits inventés, juste pour sauver sa peau d’un premier mensonge à l’effet qu’elle aurait été amoureuse de l’homme qu’elle a tué pour sa légitime défense.

 

  Ce mensonge nous apparaîtra évident plus tard, quand, sur le bord du Richelieu, Oliane exprimera son incapacité d’aimer un homme aussi violent que Michael, préférant à l’acte sexuel une sorte d’amour platonique qu’elle espérerait entretenir avec les hommes, notamment les homosexuels. Cette incapacité à soutenir le harcèlement de Michael constitue le seul motif véritable du meurtre.

 

  En sortant de la cafétéria quelques heures avant le drame, Alex va longtemps rester en état d’agitation dans la nuit. Il va attendre que quelque chose se passe, pressentant que les blessures à l’amour-propre de Jay-Rémi que lui inflige Michael sont suffisamment intenses pour la préparation d’un drame qu’il sait imminent. Mais cette scène d’Oliane qui tente d’échapper au harcèlement de Michael, qu’elle ait été vue ou non, s’effacera, ou de la mémoire d’Alex, ou de sa conscience:

 

  On ne peut que supposer le départ de Jay-Rémi, souffrant, avec Judith venue le chercher, puis une scène où, vraisemblablement, Oliane et Michael, celui-ci revenu du local où il est allé chercher ses affaires, vont se rendre au parking près de l’égout à ciel ouvert, sans remarquer la présence d’un témoin dans le noir. Une scène qui pourrait ressembler à la confrontation finale de Carmen et Don José, où elle, plus déterminée que jamais, demande à l’homme éconduit de lui redonner sa liberté parce qu’elle en aime un autre, et lui qui s’emporte et la menace, avec la véhémence qu’on lui connaît, pour qu’elle le suive. C’est alors qu’elle se penche pour ramasser un coude de plomberie parmi les débris qui jonchent le bord de l’égout, et qu’elle le frappe, par-devant, en pleine figure.

 

  À l’enquête, elle mentira sans vergogne, surtout pour innocenter Damien qu’elle sait non coupable, en mettant au défi la police de trouver parmi les stagiaires un seul suspect vraisemblable. Elle aura eu dix jours pour préparer sa déposition, enterrer l’arme du crime dans une sapinière non loin du chalet où tout le monde a accès, et où se trouveront forcément les seules empreintes de celui ou celle qui la déterrera plus tard, dans vingt ans, ou peut-être jamais.

 

  Elle ne laissera ni Damien ni Alex faire face à la justice sans révéler son rôle dans cette affaire, et finira ses jours dans une institution de libération progressive en Finlande, une prison sans barreaux ni miradors, auprès de Georgina Geert avec qui elle sera réconciliée, pour que les deux s’entraident à passer de la répression à la rédemption, dans une improbable péroraison du Dé de la Lumière obscurci par les quatre morts qu’elles auront toujours sur la conscience.

 

Jamie Terrence Émond