DH//553 Re://T7190 [La-Chambre-encore-vierge-des-époux] post. 19-08-06 11:57:09

 

© photo Montage Digital

 

 

 

LA CHAMBRE

ENCORE VIERGE DES ÉPOUX

 

 

Au beau milieu de la noce, le serviteur s'approcha de Rick Hummel et lui glissa à l'oreille: "Je peux vous faire visiter les chambres de l'hôtel, si vous en avez envie." - "Maintenant?" - "Oui. Maintenant, si vous voulez. Je peux même vous faire voir la chambre encore vierge des époux." Rick tressaillit. Cette suggestion faisait naître en lui une envie irrésistible de suivre le serviteur.

 

Les convives riaient bruyamment autour de la table. Les fiancés Hui et Ho ne se lassaient pas des étreintes et embrassades qu'on leur commandait à coups répétés d'ustensiles sur le rebord des verres et des assiettes. "Bah, pourquoi pas, dit Rick. Ça va me reposer de cette ambiance déprimante." Le serviteur répondit que son offre était sérieuse. Ce tour à l'étage des chambres, et principalement la chambre nuptiale, devait être vu comme une expérience. On ne remplace pas une futilité par une autre.

 

Chemin faisant, les deux hommes s'attardèrent devant différents placards où on entreposait des serviettes et des draps. Rick reconnut des flacons contenant de la lotion, ainsi que ces savons miniaturisés, emballés dans un papier imperméable et fin, et recouverts d'un papier plus rigide portant le logo de l'hôtel. Il les collectionnait.

 

Le serviteur fit remarquer le côté méthodique du rangement, mettant l'accent sur le fait que, malgré son standard modeste, l'hôtel se montrait pointilleux sur la propreté:

- Ici, ce n'est pas comme certains endroits où on entasse dans les placards des draps souillés ou trempés de sang en attente d'être lavés.

- De sang?

- De sang, de sperme. Imaginez les odeurs. La multitude est de passage, mais ce qui reste d'elle tarde des jours entiers avant d'être ramassée.

 

Après avoir évoqué cette image contraire à l'hygiène, le serviteur commença la visite des chambres. Ouvrant chaque porte, il commentait la disposition des meubles et le décor.

 

- Elles se ressemblent toutes mais chacune est unique. Une chambre où quelqu'un s'est ôté la vie ne contient pas les mêmes éléments dans sa mémoire qu'une autre où des couples se sont formés ou divisés. L'inceste entre deux frères laisse une trace, une passion éphémère en laisse aussi, des masques invisibles. Les rideaux ont pris vie, comme vous et moi quand nous allons au théâtre.

 

Il entrait et allumait dans chaque salle de bains. On pouvait remarquer des cernes dans les lavabos. Tirait la chaîne des toilettes, écoutait attentivement le son.

 

Des êtres qui paraissaient gentils avaient été arrêtés par la police. Coupables de crimes, dont les récits s'enchaînaient. Le serviteur se rappelait des visages.

- Toutes ces histoires font froid dans le dos.

- Et nous donnent la soif!

 

Finalement  entrés dans la chambre encore vierge des époux, les deux hommes furent impressionnés par le silence. Le serviteur invita Rick à se reposer avec lui.

- Vous pouvez essayer le lit, après nous replacerons tout comme avant, dit-il en baissant les stores.

 

lls débouchèrent le champagne et burent à la santé des époux.

 

 

*

 

Il y avait tant de joie autour de la table qu'on pouvait se demander qui étaient les époux et qui étaient les convives. Une joie ressentie à la pleine capacité des contenants humains, sauf pour Wayne Madeira. Il était malheureux car cette noce sondait dans ses viscères la cruauté des humains qui s'accouplent pour mettre au monde des enfants réfractaires à recevoir la vie. Le maître d'hôtel remarqua sans doute sa désolation. En versant quelque chose dans son verre, et approchant sa tête au-dessus de son épaule, il lui dit que, s'il le voulait, il pouvait lui montrer la chambre encore vierge des époux. Il insista sur le fait que Wayne devait le vouloir vraiment, et non pas acquiescer simplement pour se montrer poli.

 

Comment ce maître d'hôtel pouvait-il ainsi deviner le for intérieur des autres? Wayne avait un désir si profond de voir cette chambre!

 

Chemin faisant, les deux hommes passèrent par les cuisines, et la salle derrière, où des arrêtes de poissons et des restes d'assiettes s'empilaient dans un amas de détritus aux fluides nauséabonds. Le maître d'hôtel souleva quelques couvercles de poubelles pour montrer dans quel état de laisser-aller la salle des ordures se trouvait depuis l'arrivée du nouveau propriétaire. Ce dernier n'avait pas encore eu le temps de recruter du personnel pour les tâches modestes.  Il referma les couvercles, et tendit un mouchoir que Wayne mit sur son nez.

 

La chambre encore vierge des époux était à l'étage. Dans l'escalier, de nouveaux relents de puanteur assaillirent les deux hommes: les restes d'aliments les suivaient comme des traces grimpantes à leurs vêtements. Le maître d'hôtel fit entrer son visiteur dans la chambre. Il referma rapidement la porte derrière eux en la verrouillant, puis il invita Wayne à se laver de ces odeurs acides en l'aidant à se dévêtir, et en se dépouillant lui-même de son veston et de sa chemise. La musique de la noce parvenait à leurs oreilles comme une affaire étrangère et lointaine.

 

*

 

 

Une joie démesurée habitait les cœurs en ce jour événementiel. La noce invitait à l'ivresse même si Ushi Nasuto était, personnellement, peu réceptif aux rires bruyants et aux amoureux qui ne parvenaient pas à décaler leurs bouches d'un millimètre l'une de l'autre.

 

Le chef vint se présenter à la table des Japonais. Un jeune chef de la nouvelle génération, qui se démarquait de l'ancienne par un emploi modéré des épices dans ses plats. Ses fruits étaient mûrs comme en fin de saison, voilà des fruits qui goûtaient la pleine saveur de ceux, au grand soleil, qui les avaient cueillis. Aussi, le riz de ce chef était très riche en noisette, avec un goût secondaire de gibier de la région. "Je peux vous en faire goûter un meilleur encore", dit ce dernier en offrant à Ushi de le suivre. À condition qu'il le veuille vraiment.

 

En posant cette condition, il fit naître en Ushi un désir presque violent de se retrouver en tête à tête avec un maître pour l'entendre deviser sur ses plats.

 

Le chef le fit donc entrer dans une salle où c'était écrit "Au strict usage du personnel" et referma la porte derrière lui avec un soin professionnel. Cette salle était une immense volière. À l'arrivée des deux hommes, des centaines de faisans se précipitèrent dans toutes les directions avec de puissants cris de panique. Cruhaah, cruhaah, et pfff, et autres explosions de fureur. Les plumes se dispersaient dans un sens anarchique tout en augmentant la vitesse de ces coqs sauvages blessées mutuellement par leurs becs et griffes. Le chef hurlait pour être compris par-dessus le bruit: "Ils savent que nous allons les tuer!" Avec un premier spécimen il montra à Ushi comment tordre les cous et, plus tard, quand il ne resta plus d'oiseaux, il dit que l'émotion lui avait donné une envie impérieuse de monter à la chambre encore vierge du couple.

 

Une fois rendu là-haut, les deux hommes enlevèrent leurs cravates et se jetèrent dans le lit conjugal pour s'étrangler l'un et l'autre.

 

 

*

 

 

Les cadeaux offerts aux deux époux étaient présentés sur une table à part, qui longeait celle où les convives étalaient leur joie. Il y avait, éclos de leurs papiers d'emballage rouge et or,  des mixettes, des rasoirs, des brosses à dents électriques, des aiguisoirs haut-de-gamme, et encore des dizaines de petits électroménagers qui simplifient le quotidien des couples à l'œuvre dans leurs tâches domestiques. "Si nous branchions tous ces appareilles à la même source d'alimentation, suggéra le préposé à l'oreille de Vince Comeau, nous assisterions à une surchauffe effrayante. Cela pourrait endommager le système électrique de toute la ville."

 

Le préposé demanda à Vince s'il avait une envie réelle de voir les génératrices de l'hôtel. Il voulait dire: une envie croissante, jusqu'à une sorte de désir extrême, de visualiser le danger. Ce désir logeait jusqu'aux extrémités des membres de Vince.

 

-Allez, suivez-moi, nous partons à la conquête de la lumière!

 

En chemin, le préposé montra la porte où, apparemment, des clones de bébés naissants allaient bientôt commencer leur croissance: les enfants dont allaient se doter le couple une fois qu'ils auraient consommé l'amour la chambre nuptiale. "Incidemment, lui dit-il, voulez-vous qu'on y aille?"

 

Cette chambre était décorée avec soin, pleine de rubans qui jaillissaient des fenêtres entrouvertes sur la cour, où la noce évoluait en bas. Le préposé invita son hôte à allumer les lampes avec lui, activer le ventilateur, déclencher les moteurs du jacuzzi, actionner les séchoirs à cheveux, les fers à repasser, la cafetière, la télévision, et toute chose qui fabrique de la matière pour l'œil et l'oreille. Dans cette fête de l'énergie, l'un et l'autre n'avaient plus qu'à laisser leurs corps s'ajuster à la physique ambiante jusqu'à ce qu'ils deviennent eux-mêmes une masse de radiation se déployant dans le lit en combustion de l'amour.

 

*

 

En regardant les époux s'embrasser dans leurs étreintes toujours de plus en plus voluptueuses, Gian Locas se demandait comment les époux allaient survivre à tant de désir et de joie. Au moment même où il se posa cette question, il resta tétanisé en voyant les flammes sortir de la chambre nuptiale, comme des mains folles qui semblait dire avec désespoir: "Voilà ce qui arrive quand on laisse une chambre vierge trop longtemps!" Les deux époux se regardaient l'un et l'autre, le premier se demandant comment ils allaient consommer la fin de ce jour et le deuxième lui disant de garder son calme, que tout ceci n'était peut-être qu'une mise en scène pour ajouter à la féerie de la noce.

 

Un des pompiers qui regardait le sinistre confia à Gian qu'il était impuissant devant tant de matière en combustion dans un endroit si virginal. Puis, changeant d'à-propos, il lui offrit de le suivre pour constater par lui-même le perfectionnement des échelles.

 

- Cela répond à un désir viscéral chez moi, dit Gian, car j'éprouve autant que toi une véritable envie de me défouler à la hauteur des flammes.

 

Chemin faisant, le pompier lui fit voir les camions dans le parking, des camions aux fauteuils où chaque sapeur pouvait être assis l'un vis-à-vis de l'autre durant les courses bruyantes dans les centre-villes embrasés. Ensuite, il fit monter Gian dans la plus haute échelle en lui disant qu'il allait peut-être découvrir l'insidieuse puissance du vertige: une mère qui réclame son enfant. Plus Gian montait vers la fenêtre de la chambre qui crachait le feu, plus il se sentait vaciller, incapable de répondre aux appels impérieux du vide derrière lui, ni à ceux, héroïques, du brasier qui promettait une fin mémorable à ses jours. C'est alors qu'il sentit son thorax soulevé par les bras du pompier qui l'aidait à monter toujours plus haut.

 

- J'espère que nous n'allons pas brûler ensemble!" lui dit Gian.

 

Le pompier le fit pivoter dans l'échelle et le transporta au sol à côté des corps enlacés et calcinés de Vince, du préposé, de Ushi et du chef.

 

- Nous n'allons pas mourir aujourd'hui, lui répondit le pompier en l'aidant à ôter ses vêtements couverts de suie. Nous avons vu la mort en face: c'est certain qu'elle aussi nous a vus, mais qu'elle n'a pas voulu de nous."

 

*

 

Au centre de chaque présent se trouve un noyau invisible où l'homme est incapable de pénétrer. Il ne peut que rester dans sa pensée en se déportant de manière virtuelle au centre de ce cercle restreint sans jamais le connaître. Un cercle, ou une sphère, comme une bulle d'air qui résiste à la matière. Mais on ne saurait, dans la profondeur d'un lac, entrer dans une bulle d'air et s'y sécher. On ne peut pas s'intégrer dans l'air sans l'abolir. De même qu'il serait impossible d'habiter dans l'intériorité d'un rocher et de s'y mouvoir afin d'aller respirer dans une de ses fentes. On ne pourrait faire ça sans faire exploser le rocher. De la manière que notre univers est constitué, on ne peut qu'imaginer le rocher s'il était habité par un ou plusieurs d'entre nous, de même que le rocher ne peut qu'imaginer le mystère des humains qui gravitent dans son entourage immuable. À quoi pense le rocher? À quoi pense l'humain? L'un se demande à quoi l'autre pense, reconnaissant implicitement que l'un et l'autre sont habités.

 

*

 

La chambre autrefois vierge des époux se trouvait au centre de l'hôtel, en sorte que l'incendie se propagea au reste du bâtiment. Les époux décidèrent finalement de ne pas consommer leur union vu l'avertissement funeste leur ayant été adressé.

 

Encore aujourd'hui, ils se désirent autant que pendant ce banquet mémorable. Mais aucun endroit ne leur est donné pour se dévoiler l'un à l'autre, hors des hommes qui font tinter avec leurs ustensiles leur frénésie de les voir. Ils s'aimeront toujours ainsi. Ils vont reproduire à chaque heure de leur vie le désir intact d'une chambre vierge qui leur a été ravie. Le désir de Hui pour Ho et de Ho pour Hui va monter d'un cran chaque mois, chaque année, allant plus loin que leurs deux cœurs seront capable de le contenir, leur souffle capable d'en retarder l'exaltation, les nerfs capables d'en contrôler l'essor. Ils vont peut-être finir ensemble, de fatigue, en s'étant vu vieillir l'un et l'autre, à moins qu'une affaire violente, en les unissant dans la paix, les sépare de ce désir condamné à croître hors d'une chambre qui ne les aura pas vus mourir.

 

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